Je l'observe à la dérobée, de la chambre à coucher.
Elle se brosse furieusement les dents comme pour empêcher les révoltes invisibles de sourdre.
Mais son regard est embué et les clichés y dérivent en rafales au rythme binaire d'un battement de paupières. Le blanc du miroir n'a d'autre teint que sa pâleur exsudée. 48 heures sans sommeil et un hiver qui manque cruellement d'UV. Elle doit sentir mon regard car elle se réfugie dans l'angle de la salle de bain, refusant d'offrir son reflet.
Ainsi, je ne peux plus la voir mais j'entends gémir haut ses questions. Ni elle ni moi n'avons les idées très claires. Amertume du vin qui ère, un de ces soirs où les cadavres de bouteilles hantent encore la table basse. Le carmin a volé férocement d'un verre à l'autre en slalomant entre les volutes de fumée.
En dedans, elle écoute impuissante des pensées fugaces, au détour rasoir des silences qui l'agacent. Elle réfléchit fort en l'absence de ce sens qui l'obsède. Personne, personne en ces instants ne sait si bien la tenir dans ses bras qu'elle même. Pas même moi. Encore moins ce soir.
C'est l'angoisse qui soulève des montagnes de tensions en forme d'ourlet douloureux, là, à la plissure d'un front que beaucoup aimeraient embrasser en guise d'introduction. Je dois dire que pour une fois, j'y suis pour quelque chose. Anna a décrété que la soirée était terminée dès que j'ai posé la question, comme elle déposait doucement le Roi noir de biais sur l'échiquier.
Elle traque sa douleur au coin des gencives irritées. Filet de fluor au coin des lèvres, les larmes débordent au coin de ses yeux et emportent les alluvions de son mascara en rivière sombre à la verticale des traits. Même comme ça elle reste belle. Elle aime tout ce qui dépasse du cadre. Par revanche envers les 3/4 de ses congénères qui passent leur temps à enfermer leurs semblables dans des cases hermétiques.
C'est un de ces coeurs invincibles. Une forteresse imprenable avec vue sur la mer démontée. Souvent, elle admet avec malice que j'ai eu de la chance.
De l'attrait qu'elle suscite, elle n'a même pas conscience. Elle refuse les avances parce qu'elle ne sait pas les voir et, combiné à son charme renversant, c'est bien ça qui lui vaut tant de succès. Elle se détourne des regards qui la surprennent en maudissant le rouge pourtant charmant qui lui monte aux joues. Cette popularité est compréhensible car en dehors des marées hautes de ses pensées noires, c'est une jeune femme plutôt jolie, facile à vivre et dont le sens de l'humour affuté comme un katana offre une compagnie des plus agréables. Elle a le verbe aussi haut que ses talons brillent crânement. Elle les choisit vernis comme la chance. Elle pérore avec entrain, les mains perpétuellement occupées par un verre, une cigarette ou toute forme d'explication complémentaire à ses discours enflammés.
Elle refuse les principes par principe. Nie les lois du genre en bloc, rejette les règles qu'elle qualifie à voix haute de "débilitantes et infantilisantes". Déroule des kilomètres de macadam à réinventer ses propres codes.
Elle sait depuis toujours que rien n'est plus creux que le concept de justice- Egalité fraternité liberté, n'empêchent pas tous ces gens de crever et re-crever sans raison à n'en plus finir, tu comprends...Elle aime les bars et les fréquente beaucoup. Je l'ai rencontré dans l'un des nombreux troquets un peu brinquebalants du quartier Lillois de Wazemmes.
Evidemment ou pas, je suis tombé instantanément amoureux fou d'elle. Toujours est-il que. Premier coup de foudre à 36 balais; one shot right in the middle. Bang bang. Foudroyé raide sur place le mec et c'est foutrement foutrement vivant que je me sens depuis. J'imagine que j'y trouve mon compte à ses bizarreries séduisantes comme une saison des pluies en plein Mojave.
Si ça a fonctionné, c'est en partie parce que je l'ai écouté avec attention, sans aucune lueur de méfiance ou de moquerie dans les yeux quand elle s'est engagée sur le sentier branque de sa théorie très...Personnelle sur le sens de la vie. Elle aime tester ses rencontres et utilise volontiers cette histoire pour voir ce que ses interlocuteurs si avenants ont dans le ventre. Elle en a découragé plus d'un. S'est faite traiter de folle à plusieurs reprises.
Par exemple, tu trinques, tu discutes de tout et de rien après l'avoir abordé au prix de moites efforts, mais c'est là que tout commence. Sans crier gare, elle t'explique passionnément et avec force détails que tous ces trottoirs arpentés et la nuée de destins rencontrés à la croisée des verres, n'existent que dans sa tête. Oui, car elle est l'invention fantasmée d'étranges Entités que d'autres bouleversés, naïfs ou autocrates dans le pire des cas, prient vainement en les appelant Dieu. Au regard de sa perception d'un certain réel a-priori unique si l'on suit sa théorie, ça lui plaît de penser que peut être l'Histoire telle qu'elle l'a apprise dans les bouquins de classe, ne vaudrait alors que le temps de son histoire à elle. Et finalement c'est rassurant de penser en un sens qu'elle ne teparle pas, enfin, pas vraiment à quelqu'un mais à une image de son cerveau, programmé pour te faire apparaître un lundi soir 17 décembre à 22H30 heure locale de son espace temps, etc... Sauf que je suis rentré instantanément dans ce délire qui ne collait pas avec l'image de la brune au regard vaporeux accoudée au comptoir avec moi. Il faut croire que je suis un des seuls à avoir passé le test haut la main.
Parfois, elle me demande ce que je vois de mon côté et on se marre à imaginer les fréquences audios de mes réponses se modifier dans les airs pour correspondre à ce qu'en attendent les DMD (Dieux Marionnetistes Dinguos) qui s'occupent de son cas...C'est devenu une private joke, mais c'est aussi sa façon bien à elle de solliciter un avis de ma part. Ce qui est rare.
Elle s'obstine à répéter ne rien comprendre aux relations. Ce à quoi je rétorque en riant qu'une fréquentation de 3 ans x 1 nuit par semaine, ce n'est pas si mal pour les deux incapables dont une a-sociale que nous sommes.
En réalité ces derniers temps, j'aurais envie de répondre: "Oui mais nous?". Mais la pensée d'un "Ce n'est pas une relation" asséné sans concession, me freine dans mes élans. Je n'insiste pas sur le sujet de toute façon, même pour rire. La simple idée de créer du lien l'obsède autant qu'elle lui comprime la trachée au bistouri. Elle en crève, du regard des fantômes qui n'ont pas peuplé son histoire. Elle ne craint rien plus que l'enfermement.
Par contre, elle aime qu'on la touche- physiquement j'entends. Elle s'abandonne aux contacts avec une rare sensualité, ou se déchaîne comme la tempête; les caresses la redessinent vivante le temps d'un frisson. Voilà le seul lien qu'elle reconnaît concéder avec aisance.
Quelque part je devrais m'en réjouir. Une maîtresse qui parle librement de votre femme devant vous, en plaisante et menace de couper court à toute relation si vous évoquez la disgrâce de votre couple (quant à votre envie de divorcer, même pas en rêve)...Avouez que ça n'est pas commun. Juste avant de m'embrasser, devant la porte cochère où je l'ai enlacée, elle m'a demandé si réellement j'étais bien marié...Juste pour être sûre. Sans blague...
Elle se qualifie volontiers de sociopathe quand on lui demande de citer une qualité. Ca l'amuse beaucoup lors des entretiens d'embauche. Comme elle est brillante, elle passe toutes les étapes avec la tranquillité du chat ronronnant près du poêle. Une fois la certitude acquise qu'elle sait encore donner le change de la normalité, elle se retire du jeu au bout de quelques mois- finances minimum obligent.
Elle sabre net tout semblant de construction. Elle n'accepte l'échec qu'à condition de le contrôler. Aux échecs où pourtant elle excelle, elle n'accepte jamais que de défendre. Elle perd à chaque fois mais résiste indéfiniment. Gagner lui importe peu. A quoi bon? Si la vie n'est qu'une suite de résistances acharnées, alors la victoire n'appartient qu'aux orgueilleux et aux tyrans. Chaque partie se prolonge des heures à droite des verres pourtant elle refuse de concéder que sa victoire à elle, c'est de prolonger la survie.
Elle répète qu'elle connaîtra la fin du monde uniquement parce que la mort est à son image: insondable, bouleversante, inconcevable. Haïssable. Elle ne sait toujours pas si elle doit aimer la vie ou la détester. Toujours est-il qu'en l'absence de choix de cette situation, et en attendant quelques réponses plus précises, elle ne veut pas la perdre. Elle apprend même à en profiter avec assiduité et un certain raffinement.
Si l'univers est si flou, dit-elle, c'est qu'on ne nous a donné que la possibilité myope de regarder vaguement au delà de concepts infiniment contrariants de frustration. C'est la seule pensée acceptable au présent, celle qui la maintient collée à la paroi de la normalité ambiante, un chapelet de mousquetons contre le décrochage vers la folie. Elle accepte un jour sur deux cette condition par résignation. Le reste du temps, elle creuserait bien le sujet seule dans la lumière crue de ses écorchures si le quotidien lui en laissait l'occasion.
Je n'ai pas de problème avec tout ça. Pas de problème à partager mes plus beaux fous rires en prenant mon pied avec celle qui je retrouve au 76 rue du Pont plusieurs mardis par mois...Pas de problème à voir grandir son ombre sur mes moments loin d'elle. Pas de problème à envoyer mensonge sur mensonge à ma femme et mes gosses. Pas de problème avec cet autre « nous » qui n'existe pas. Sur ce qu'elle pense de moi, je ne lui pose jamais de question. Sauf ce soir où un relent de mélancolie a agité mes émotions jusqu'à l'ébullition pour s'échapper de la cocotte-minute de mes sentiments. Je suppose que c'est cette discrétion qui a joué en ma faveur. Ça et l'alliance que je tripotais nerveusement autour de mon annulaire bien sur. Ne reste plus ce soir qu'à attendre qu'elle vienne me rejoindre, pour une nuit supplémentaire, une fois la tension retombée. Je n'ai pas de problème non, sauf de peiner à m'avouer à moi même, que j'espère bien plus à présent.